2019
Interview du professeur Lutz Jäncke, chaire de neuropsychologie à l’Université de Zurich.
Monsieur Jäncke, à quel point connaissons-nous le cerveau humain?
C’est difficile à quantifier. Nous en savons déjà beaucoup plus qu’il y a trente ou quarante ans. C’est surtout ces vingt dernières années que nous avons réalisé d’énormes progrès et fait de nouvelles découvertes. Mais je suppose que nous ne saurons jamais tout ce qu’il y a à savoir.
Le réseau de transport a beaucoup de mal à s’adapter rapidement aux nouvelles circonstances. Qu’en est-il du cerveau?
Le cerveau humain est un organe extraordinairement flexible. Il évolue constamment au gré des expériences, de l’environnement individuel et de son degré de maturité. Résultat: grâce à cette plasticité, l’être humain est doté d’une capacité d’apprentissage unique. De par sa structure, notre cerveau nous oblige presque à apprendre et à nous développer sans cesse. Les insticts, comme ceux du monde animal, jouent un rôle secondaire chez les humains.
Possède-t-il un centre de conduite comme le Swissgrid Control d’Aarau?
Non, le cerveau est un système autonome sans chef ni centrale. Il est impossible de comparer le cerveau à un système de contrôle classique du domaine technique. Il s’agit plutôt d’un système auto- organisé.
Certaines zones du cerveau peuvent-elles compenser celles qui deviennent défaillantes?
Oui, ce phénomène peut se produire de différentes manières. Si, par exemple, vous devenez aveugle, les zones du cerveau qui étaient spécialisées dans la transmission visuelle des informations seront relayées par d’autres domaines fonctionnels. Si, au bout de quelques années, nous surveillons l’activité du cerveau de la personne aveugle qui lit en braille, nous nous rendons vite compte que les zones du toucher ont pris le relais des zones du cerveau qui ne sont plus utilisées. Notre cerveau est donc un système qui sait se réorganiser et dans lequel les réseaux qui ne sont plus utilisés peuvent être réintégrés jusqu’à un certain point.
Notre cerveau est un réseau complexe. Quelle logique suit-il?
Le cerveau a ses règles, mais nous ne les comprenons pas toutes. Nous n’avons pas encore réussi à décrypter son langage. Nous savons que certaines zones en influencent d’autres et que les oscillations électriques représentent un signal de communication important au sein du cerveau.
L’électricité prend le chemin de la plus faible résistance. Qu’en est-il du cerveau?
Il existe différents types de flux électriques dans le cerveau. Le cerveau comprend d’une part des processus d’extension par des systèmes de câbles, appelés axones, qui sont chargés de conduire les flux électriques. Ensuite, il existe des mécanismes brusques. Ils propagent les excitations de certaines zones à d’autres, ce qui augmente la vitesse des flux. De nos jours, nous sommes parfois capables de reconnaître à la quantité de flux électriques circulant dans le cerveau l’activité qu’une personne est en train d’effectuer.
L’approvisionnement énergétique est une symbiose entre les flux d’énergie et de données. Comment les informations sont-elles transmises au cerveau?
Les informations sont toujours transmises de la même manière dans le cerveau. Seule la répartition change. Le réseau du cerveau nécessite toujours environ un cinquième de l’énergie de l’organisme. Ce taux peut varier dans une fourchette très inférieure à 10%. Les capacités des lignes du réseau de transport sont limitées. En est-il de même dans le cerveau? L’être humain dispose d’une ressource neurophysiologique limitée et impossible à dépasser. Mais nous pouvons optimiser nos ressources. Nous pouvons, par exemple, nous exercer au point d’automatiser certaines aptitudes qui solliciteront par la suite de moins en moins de nos ressources disponibles, ce qui comporte quelques avantages. L’un d’entre eux est de pouvoir faire fonctionner plusieurs aptitudes automatisées en même temps ou rapidement à la suite des autres pour être multitâche.
Que se passe-t-il en cas de «surcharge»?
Il existe différents niveaux de surcharges du cerveau. En cas de gros traumatisme, le cerveau peut changer de mode de fonctionnement. Il en résulte des troubles, comme les troubles de la dissociation lors desquels une personne peut se transformer en quelqu’un d’autre, ou le syndrome de fatigue, où le cerveau passe à un autre mode qui provoque des états d’épuisement. Le moment où un cerveau est trop sollicité diffère cependant fortement d’une personne à l’autre. Une même dose d’excitation ne provoque pas la même sensation de sollicitation chez tout le monde. En fin de compte, c’est l’interprétation subjective d’une situation qui favorise une surcharge du cerveau ou non.
Dans le réseau électrique, des mécanismes de protection empêchent l’ensemble du système de tomber en panne. Comment le cerveau évite-t-il les défaillances totales?
Des mécanismes de compensation s’en chargent. Mais la personne concernée doit fortement s’impliquer dans ce processus. Les zones voisines du cerveau doivent être extrêmement stimulées afin d’isoler au plus vite la zone en train de se détruire et d’empêcher cet effet de se propager ailleurs. En revanche, si le tronc cérébral s’arrête de fonctionner, il n’y a plus rien à faire.
L’homme est très déraisonnable et extrêmement manipulable
Professeur Lutz Jäncke
Le cerveau garde-t-il toujours le contrôle total du corps?
Le cerveau n’observe pas chaque petite activité en périphérie. Beaucoup d’actions sont automatisées et directement envoyées dans les organes ou commandées à partir de la moelle épinière. Mais le cerveau garde toujours le contrôle. Tout ce que nous ressentons est généré depuis une base d’informations qui naissent en périphérie et sont envoyées dans le cortex.
Quelle part de ces activités est automatisée?
Nous sommes capables de 90% et conscients de 10%. La majeure partie de ces activités est donc automatisée. Cette part est peut-être même encore plus importante. Nous contrôlons beaucoup moins de fonctions consciemment que ce que nous pensions. C’est pour tout le monde pareil.
Qu’est-ce que le réseau de transport peut apprendre du fonctionnement du cerveau?
À l’heure actuelle, la technique nous enseigne davantage pour la recherche sur le cerveau que l’inverse. Par exemple, nous faisons appel à des algorithmes mathématiques afin de comprendre les fonctions du cerveau. L’organisation autonome du cerveau sera particulièrement intéressante à l’avenir. La transférer sur des systèmes techniques pourrait s’avérer un défi très enrichissant à relever.
À quel point l’homme et son cerveau sont-ils manipulables?
L’être humain est très déraisonnable et incroyablement facile à manipuler. Nous sommes submergés d’informations et manipulés de tous côtés, sans même nous en apercevoir. De par sa nature, notre cerveau n’est pas conçu pour absorber tous ces flux, cela dépasse ses capacités. Il est donc extrêmement sollicité en permanence pour pouvoir traiter toutes ces informations. Je ne suis pas sûr que cela soit bon, ni pour le cerveau ni pour nous.
Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans le cerveau à titre personnel?
Je me demande comment un organe de 1,2 à 1,4 kilo peut exercer une influence aussi incroyable sur les gens et leur destin. C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à me lancer dans la recherche sur le cerveau.
Et qu’est-ce qui n’en finit pas de vous étonner?
C’est le manque de bon sens de l’être humain qui ne cesse de me surprendre. Notre comportement quotidien est totalement incompréhensible. Et cela ne va pas en s’arrangeant. Au fil de l’évolution, l’homme n’a pas gagné en intelligence. C’est quand même étrange, vous ne trouvez pas?
Quelques faits sur le cerveau
- Les impulsions nerveuses en provenance du cerveau ou se dirigeant vers lui peuvent atteindre une vitesse de 432 km/h.
- En état d’éveil, notre cerveau produit de 10 à 23 watts, suffisamment pour allumer une ampoule.
- Bien que le cerveau ne représente que 2% de notre poids, il consomme 20% de notre énergie totale.
- Mis bout à bout, les vaisseaux sanguins de notre cerveau font environ 600 km.
- À chaque fois qu’un souvenir se crée, de nouvelles connexions se forment dans le cerveau.
- Les ondes cérébrales déclenchées par l’odeur du chocolat ont un effet relaxant et gratifiant.